Fol et furieuse
réflexions, outils, partage autour de l'abolition de la psychiatrie, le validisme, les outils alternatives, la libération folle et antivalidiste
FAQ antipsy
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Cet article est une traduction du texte An antipsychiatry FAQ. Il reprend la plupart des questions/remarques que les militant’es antipsy ont l’habitude d’entendre. N’hésitez pas à utiliser le sommaire pour naviguer !
J’ai essayé de respecter le ton et les termes utilisés mais ma traduction n’est pas du tout professionnelle. Et le gras est un ajout personnel pour aider à la lecture, la personne.

Sommaire :

 PARTIE 1 : Les diagnostics et le DSM (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders) ou la CIM (Classification internationale des maladies)

PARTIE 2 :  Le corps médical : savoir et autorité

PARTIE 3 :  Médicaments psychiatriques

PARTIE 4 :  Justice pour les personnes handicapées

PARTIE 5 :  Le carcéralisme et l’hôpital psychiatrique

PARTIE 6 :  Normalité, neurotypie et capitalisme

 

Notes :

  1. L’antipsychiatrie (que j’appelle aussi ici l’abolition de la psychiatrie) est un terme extrêmement large qui a englobé un grand nombre d’opinions et d’approches, des conservateurs aux communistes, en passant par les scientologues, depuis les années 1950. Lorsque les gens me demandent ce que l’antipsychiatrie pense d’un sujet ou d’un autre, je suppose qu’ils me demandent mon opinion et mon point de vue personnels, nécessairement limités par mes expériences ; vous trouverez toujours quelqu’un qui se place dans le mouvement de l’antipsychiatrie et qui pense exactement le contraire. Pour cette raison, vous trouverez probablement dans la plupart des livres que je recommande ici des positions ou des arguments avec lesquels je (et vous) ne suis pas d’accord. Je les considère néanmoins comme des sources et des points de recherche utiles.
  2. L’objectif de ce document est moins de fournir des réponses spécifiques à toutes les questions standard d’introduction à la psychiatrie que d’offrir des idées de réflexion et une matrice de pensée qui peut ensuite être appliquée largement à d’autres questions plus spécifiques que vous pourriez avoir. Les questions sont divisées en six thèmes principaux qui couvrent un grand nombre de ce que je perçois comme les principes centraux de l’antipsychiatrie : les diagnostics et le DSM/CID, l’institution médicale – savoir et autorité, les médicaments pharmacologiques, la justice pour les personnes handicapées, le carcéralisme et l’hôpital psychiatrique, et la normalité/neurotypie sous le capitalisme. Bien que chaque section (et question) puisse être lue indépendamment, de nombreux concepts décrits dans les parties 1 et 2 sont référencés dans d’autres sections. De nombreuses lectures recommandées s’appliquent également à plusieurs des thèmes présentés ici, mais ont été organisées en fonction de celui auquel elles s’appliquaient le plus immédiatement.

1. Les diagnostics et le DSM (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders) ou la CIM (Classification internationale des maladies)

Lecture recommandée : “My Doctor is Lacking Insight”: Alternative Experiences of Insight in Mental Health on Psychiatry is Driving Me Mad.

Tu dis que les troubles psy ne sont pas réels. Es-tu en train de dire que j’invente tout cela, que je devrais arrêter de me plaindre et me mettre au travail ?

Il est important d’affirmer ici quelque chose qui reviendra à plusieurs reprises tout au long de ce document : lorsque nous disons que les diagnostics psychiatriques ou les maladies mentales ne sont pas réels, nous nous référons à leur classification selon la psychiatrie et à leur description en tant que maladies objectivement correctes et scientifiquement observables. L’impossibilité de sortir du lit et de fonctionner est réelle. Vos peurs débilitantes sont réelles. Votre lutte pour vous comporter de manière socialement acceptable est réelle. Vos hallucinations sont réelles. Notre objectif, en remettant en question la structure du diagnostic, n’est pas de rejeter la faute sur le patient, ni d’interroger la réalité de ces sentiments et comportements (contrairement à la version de l’antipsychiatrie de Thomas Szasz, par exemple), mais d’analyser les systèmes et les contextes qui causent (ou exacerbent) ces symptômes, que le diagnostic ne sert qu’à obscurcir.

Ce n’est pas parce qu’un médecin vous a regardé et a attribué une étiquette psychiatrique à votre souffrance que votre souffrance est réelle ; c’est parce que vous la vivez. Bien entendu, si nous allons plus loin, le fait que les médecins vous aient attribué cette étiquette ne garantit en rien que vous serez pris plus au sérieux ou que votre souffrance sera légitimée. Cette légitimation (fortement conditionnelle) dépend de nombreuses variables et peut être révoquée à tout moment, par exemple en cas de non-conformité.

Ok, qu’est-ce que vous voulez dire ?

Lorsqu’on parle de maladie, on fait référence à un phénomène dont les symptômes ont une cause spécifique. Le COVID est causé par l’exposition au virus. La salmonellose est causée par l’ingestion d’aliments insuffisamment cuits ou non pasteurisés. Il se peut que nous ne connaissions pas toujours la cause d’une maladie et que des diagnostics erronés soient posés (pour des critiques similaires sur d’autres branches de la médecine, voir la partie 4), mais ces maladies renvoient à des processus biologiques spécifiques qui ont lieu. En revanche, les diagnostics psychiatriques ne se réfèrent qu’à un groupe de symptômes : vous souffrez d’un trouble bipolaire parce que vous vous comportez de telle ou telle manière (ou plutôt, parce qu’un professionnel de la santé mentale perçoit que vous vous comportez de telle ou telle manière), et pourquoi vous comportez-vous ainsi ? Parce que vous souffrez d’un trouble bipolaire. Rien n’a été expliqué au cours de ce processus diagnostic, ni sur vos difficultés, ni sur leurs causes, ni sur les remèdes possibles ; la logique qui sous-tend ce processus est celle du serpent qui se mord la queue.

Pour les personnes exposées depuis longtemps à la logique psychiatrique, cette affirmation peut sembler comparable à l’affirmation que la gravité n’est pas réelle, ce qui suscite de nombreuses accusations de déni de la science. Mais les diagnostics psychiatriques sont récents ; leur classification et les symptômes qui les sous-tendent sont en constante évolution (et varient même considérablement d’un pays à l’autre et d’une école à l’autre). En fait, malgré les affirmations courantes du contraire, on n’a jamais trouvé de cause biologique (hormonale, neurologique, etc.) unique et unifiée pour un diagnostic psychiatrique (voir partie 2). Par conséquent, un diagnostic psy, en soi, ne fait référence qu’à un ensemble de comportements qui sont regroupés et construits pour former un trouble. Ce trouble n’a pas d’existence inhérente en dehors du système de taxonomie qui l’a créé et n’a aucun pouvoir d’explication quant à la raison pour laquelle vous vivez ce que vous vivez.

C’est ce que j’entends lorsque je fais référence aux diagnostics psy comme n’étant pas réels dans le reste de ce document.

Certes, nous ne l’avons pas encore trouvée, mais que se passerait-il s’il existait une cause biologique aux diagnostics psy ?

Je pourrais dire que toute personne qui aime la couleur bleue souffre d’un trouble appelé cyanophilie. Il s’agit désormais d’une entité distincte qui existe. Nous n’en connaissons pas encore les causes, mais nous les connaîtrons un jour. Bien sûr, cela n’arrivera pas ; les comportements ou les ensembles de comportements qui sont classés comme des diagnostics psy sont ceux qui empêchent de fonctionner selon les attentes du capitalisme et/ou qui menacent la conformité à ses règles. La raison pour laquelle les diagnostics de troubles de l’alimentation existent, par exemple, malgré le fait que la société soit structurée autour de la peur des graisses et des injonctions à la perte de poids, est que le fait d’aller trop loin dans l’obsession de la perte de poids vous empêche d’être un membre productif de la société. Pour penser qu’il existe une cause biologique potentielle derrière l’anorexie par exemple, vous devez penser que le comportement de ne pas manger intentionnellement, indépendamment de son contexte, de ses causes, de ses manifestations individuelles, a une existence propre et est causé par des facteurs spécifiques (ou, dans des versions plus généreuses mais toujours incorrectes, par une variété fixe de facteurs possibles). Cela s’applique également si vous pensez que les facteurs sont en partie biologiques et en partie sociaux, ou qu’ils sont influencés par votre environnement ; le problème ne réside pas dans la cause de la maladie, mais dans l’existence d’une maladie en tant qu’entité qui peut être observée objectivement.

Il est également important de noter que les diagnostics psychiatriques ne sont pas établis en examinant l’imagerie cérébrale d’une personne ou en effectuant un test sanguin : ils sont établis par un professionnel de la psy qui vous regarde et vous parle. Les critères de diagnostic utilisés à cette fin sont volontairement très vagues (les critères du DSM pour le TDAH mentionnent « trop bavard » ou « manque de capacité d’écoute », ce qui peut vraisemblablement s’appliquer à n’importe qui) et reposent entièrement sur ce que ce professionnel pense de vous, avec ses préjugés, ses opinions et ses idéologies. Deux psychiatres diagnostiqueront souvent le même patient avec des troubles complètement différents (et en raison de la structure des tests de diagnostic, deux personnes diagnostiquées avec le même trouble n’auront souvent aucun symptôme en commun), ce qui n’est pas un bug mais un trait caractéristique du fonctionnement de la psychiatrie : étant donné que les diagnostics psychiatriques sont un ensemble de symptômes, deux psychiatres ayant des opinions différentes observeront ou interpréteront simplement les comportements et les processus de pensée de leur patient différemment, en fonction de la manière dont ils les analysent et de ce qu’ils espèrent obtenir grâce à ce diagnostic. Cela ne signifie pas que l’un a raison ou que l’autre a tort : cela signifie qu’il n’y a pas d’existence objective de ces catégories, au-delà des symptômes subjectifs. Il est vrai que certains diagnostics sont plus susceptibles d’être appliqués à certaines populations ou que certains médicaments sont prescrits à certaines personnes (les personnes trans et les survivants de la violence sexuelle sont plus mis sous antipsychotiques, la schizophrénie est considérée comme une maladie noire). Toutefois, il n’est pas possible de remédier à cette situation en formant les médecins à la sensibilité afin qu’ils ne fassent pas d' »erreurs de diagnostic ».

Pourquoi les diagnostics existent-ils alors ?

Parce qu’ils sont utiles à l’institution médicale (voir partie 2) et aux structures de pouvoir en général. D’un point de vue social, ils font partie d’un effort de classification qui médicalise la déviance en attribuant des noms (et une pathologie) à divers comportements socialement non approuvés (le DSM lui-même indique « Note : ne pas inclure un symptôme s’il s’agit d’une réponse culturellement approuvée »). Pour les professionnels du champ psy, le diagnostic qu’ils donnent à chaque patient est celui qu’ils estiment le plus utile pour s’assurer que leur patient se conforme aux normes sociales ou qu’il soit incarcéré [on parle ici de l’enfermement psychiatrique], devenant ainsi plus facile à gérer, d’une manière ou d’une autre.

Cela ne veut pas dire que quelqu’un est assis dans une pièce sombre et qu’il complote pour rendre la vie des personnes psychiatrisées aussi misérable que possible. Les professionnels de la psy peuvent être pleinement convaincus qu’ils fournissent des soins et qu’ils font ce qu’il y a de mieux pour le patient. Ils agissent cependant conformément à la logique carcérale inhérente à la psychiatrie et au capitalisme dans son ensemble.

Bien que chaque diagnostic soit différent et résulte de forces différentes, cette matrice de compréhension peut être appliquée pour justifier l’existence de chaque diagnostic psychiatrique.

Si les diagnostics psychiatriques ne sont pas réels, alors pourquoi les gens en font-ils l’expérience selon les schémas décrits par le DSM ? Pourquoi correspondais-je parfaitement à la définition du diagnostic X avant même d’en avoir entendu parler ?

Pour diverses raisons. Les diagnostics psychiatriques se réfèrent à des groupes de symptômes assez courants (si vous vivez des moments intenses d’obsession où vous ne dormez pas pendant des jours [« manie »], il est probable que vous ayez une baisse d’énergie après [« dépression »]) ; les définitions des diagnostics, comme nous l’avons mentionné, sont souvent conçues pour être aussi vagues que possible. En raison du traitement des personnes psychiatrisées et de la déviance en général dans la société capitaliste, les gens trouvent souvent un réconfort, une validation et, bien sûr, un soutien matériel en se reconnaissant dans les paramètres de divers troubles, ce qui explique la réaction intense que de nombreuses personnes ont lorsqu’elles constatent que cela est remis en question. On peut s’attendre à ce que les diagnostics et les traumatismes soient utilisés comme monnaie d’échange pour le capital social – une manœuvre rhétorique dangereuse que l’on attend parfois des gens. La médicalisation est également considérée comme la seule voie vers la libération, dans un parallèle évident avec certains mouvements politiques trans qui, pour justifier l’accès à la transition, insistent sur les différences cérébrales homme/femme et sur la dysphorie de genre en tant que trouble médical.

Oui, je suis d’accord ! Les gens se trompent dans les diagnostics psy à cause de la psychologie de comptoir diffusée par des non-spécialistes. De nos jours, tout le monde pense qu’il a un diagnostic X et que son parent était violent parce qu’il souffrait d’un trouble Y, ce qui conduit à la stigmatisation de ces diagnostics.

Cette affirmation repose toujours sur l’idée que les malades mentaux forment une catégorie cohérente et préalable qui est injustement dénigrée – qu’il existe, par exemple, un trouble de la personnalité narcissique et que le problème résiderait dans le fait que les gens qualifient leur parent violent de « narcissique », ce qui serait injuste à l’égard des personnes qui souffrent réellement de cette maladie. C’est un problème courant dans les discussions sur la déstigmatisation des maladies mentales : cela implique de prendre la vision du monde psychiatrique comme un fait acquis, mais aussi de prendre le processus à l’envers. C‘est parce que l‘adjectif « narcissique » fait référence à quelqu’un qui est obsédé par lui-même et qui nuit aux autres que le diagnostic a reçu son nom ; le diagnostic, bien sûr, renforce et crée d’autres significations négatives de l’adjectif. Les critères du diagnostic (« l’arrogance et la fierté », « un sentiment de droit ») portent la même vision du monde : il existe des personnes qui ne sont pas dignes de confiance, en raison de quelque chose dans leur nature intrinsèque, et la seule question est de savoir comment les identifier correctement. Les adolescents sur TikTok qui diagnostiquent leur ex avec des termes de « psychologie pop » utilisent ces termes exactement comme ils sont utilisés dans un contexte clinique : pour décrire une personne perçue comme rebutante, potentiellement violente et avec laquelle il est impossible de raisonner. Une personne ayant reçu un diagnostic clinique de trouble de la personnalité narcissique n’est pas plus « réellement » trouble de la personnalité narcissique que cet ex hypothétique – ou seulement dans le sens où elle a été placée dans une catégorie sociale qui la rend plus vulnérable à la violence et à la perte d’autonomie. Mais ce dernier point nous dit tout sur le comportement de la société à leur égard (souvent lié à des facteurs de race, de classe, de sexe, de statut de capacité, etc.) et rien sur une vérité qui serait intrinsèque à la personne. En fin de compte, personne ne devrait recevoir cette étiquette, dans un cadre clinique ou non, et nous ne devrions pas accepter ces étiquettes comme décrivant le moi permanent et incurable de quelqu’un (en particulier dans le cas des étiquettes associées à la psychose et aux soi-disant troubles de la personnalité). Nous devrions plutôt nous demander si nous utilisons la prétendue légitimité du savoir psychiatrique, sur quelles idées ce savoir est construit, et si la validation clinique des expériences est un idéal auquel nous devons aspirer.

Cependant, les diagnostics aident les gens. Ils permettent de décrire son expérience, de trouver des ressources et une communauté et de savoir que l’on n’est pas seul. Sinon, comment pourrais-je décrire mes expériences ?

C’est vrai dans une certaine mesure ; les diagnostics spécifiques qui vous ont été attribués influencent (comme d’autres facteurs) vos expériences, et il peut vous être utile de les utiliser comme raccourci pour décrire ces expériences. Une personne chez qui on a diagnostiqué une schizophrénie dans sa petite enfance et qui, de ce fait, a subi les abus de l’enseignement spécialisé, peut vouloir utiliser cette étiquette pour parler de ses expériences. Le problème se pose lorsque les gens commencent à considérer que les diagnostics révèlent une vérité interne sur eux-mêmes (ou, de manière plus flagrante, sur la biologie de leur cerveau), plutôt que sur les systèmes de pouvoir.

Lorsque des personnes tentent de diffuser des informations « exactes » sur des termes psychiatriques ou psychologiques courants (gaslighting, pensées intrusives, sociopathe, psychopathe, etc.), elles le font souvent d’une manière qui cherche à sauver ces termes de la compréhension abâtardie de la populace. Ce qui fait défaut ici, c’est une attitude critique à l’égard des raisons pour lesquelles ces termes existent. Il est toujours utile de remettre constamment en question ces termes et leur(s) définition(s) : sur quoi se base-t-on pour donner cette définition ? Qui a créé cette définition, sur la base de quelles hypothèses ? Depuis quand ce terme est-il considéré comme une catégorie cohérente, et par qui ? Qu’impliquent-ils quant à la permanence et à l’unité du moi ? Ne pas suivre ces pistes de réflexion conduit à réifier les diagnostics psy, leur taxonomie et leur application aux personnes, de sorte qu’un défi à la psychiatrie se lit comme un défi au soi.

Êtes-vous contre le rétablissement ?

Le rétablissement n’est pas un terme neutre. Dans un contexte clinique, il implique souvent un parcours spécifique qui, une fois de plus, vise à garantir le respect des règles et la capacité à travailler. De nombreux professionnels de la psychologie, par exemple, refuseront de traiter un patient qui n’est pas sobre (indépendamment de leur relation personnelle avec les substances et du fait que les médicaments psychotropes sont également des substances psychoactives, voir partie 3). Je suis favorable à ce que chacun puisse accéder à un traitement selon ses propres conditions et à ce que ses besoins soient satisfaits – cependant, dans notre système actuel, cela échappe dans une large mesure au contrôle des personnes. Une attitude positive ne permet pas de sortir d’une situation de maltraitance ou d’un salaire de misère ; ce qui aide les personnes dans ces situations, c’est un réseau de soutien solide et l’autonomie de faire leurs propres choix (bien qu’il ne s’agisse bien sûr que de solutions limitées dans le cadre du capitalisme), et non la condescendance (de la part de professionnels de la psychologie ou autres) à l’égard des décisions erronées et autodestructrices qu’elles sont en train de prendre. Pour une auto-citation éhontée, j’ai écrit plus sur ce sujet (et sur la catégorie de l’automutilation en général) ici [en anglais].

2. Le corps médical : savoir et autorité

Lecture recommandée : Mind Fixers : Psychiatry’s Troubled Search for the Biology of Mental Illness par Anne Harrington. Vidéo recommandée : Myth of the Chemical Imbalance (Le mythe du déséquilibre chimique).

Mais qu’en est-il de l’étude X, qui a prouvé que nous avons des raisons de croire que les hormones ou le cerveau sont causés par le diagnostic Y ? Mon médecin m’a montré un article qui dit que Z a été prouvé par la science, donc vous avez tort.

Je voulais commencer cette partie par ce point car il revient souvent dans les discussions concernant la psychiatrie, la médecine et la science dans son ensemble. On part ici du principe que toute affirmation faite par un professionnel de santé (ou, souvent, rapportée par un tiers à partir d’un article médical) est correcte. Et qu’au-delà tout profane sera en mesure de déduire correctement les conséquences et le contexte de ces affirmations. Il y a de nombreuses raisons de se méfier de toute affirmation générale concernant la psychiatrie. Premièrement, les études sont souvent financées par des sociétés pharmaceutiques qui tentent de trouver un « déséquilibre chimique » afin de mieux vendre leur produit comme corrigeant ce déséquilibre. Deuxièmement, une étude unique, avec un échantillon limité, ne peut pas prouver ou réfuter les affirmations concernant le cerveau des « personnes diagnostiquées avec un TDAH » dans son ensemble, puisque, encore une fois, le diagnostic n’est pas fait en observant le cerveau, mais en observant le comportement du patient. Troisièmement, la méthodologie utilisée dans ces études est souvent médiocre et subjective (comment mesurer et comparer objectivement la dépression chez les personnes ? Comment la mesurer chez les animaux ? Comment reproduire les circonstances de la vie dans un cadre clinique ? Comment prendre en compte d’autres facteurs ?). Quatrièmement, les professionnels de santé mentent souvent à leurs patients. Il est peu probable que l’on vous informe des effets physiologiques du médicament que l’on vous prescrit avant de le prendre. Cinquièmement, l’affirmation selon laquelle nous avons définitivement, complètement et à coup sûr trouvé la cause biologique du diagnostic X a été faite pendant plus d’un siècle. Le marqueur biologique spécifique qui est accusé dépend des besoins de l’institution psychiatrique, des sociétés pharmaceutiques et des récits racistes, sexistes et homophobes contemporains. Je vous recommande de vous familiariser avec certains réflexes scientifiques utiles pour que vous puissiez analyser plus efficacement les informations pour vous-même (il faut vous demander : qui a écrit l’article ? Quelle était la taille de l’échantillon ? Qu’est-ce qui a été testé ? Les résultats de l’étude signifient-ils nécessairement ce que le résumé prétend qu’ils signifient ? Les auteurs tirent-ils des conclusions non étayées ? D’autres études ont-elles donné les mêmes résultats ? Les résultats pourraient-ils être dus à d’autres facteurs, et ceux-ci ont-ils été pris en compte ? etc.).

En bref, il n’existe pas de « cerveau TDAH », de cause identifiable de la schizophrénie, de déséquilibre chimique à l’origine de la dépression ou de marqueur biologique lié à un quelconque diagnostic de maladie mentale : toute étude affirmant le contraire doit être prise avec des pincettes.

La question de la causalité est également délicate : « Même s’il existait des preuves de ce type [prouvant le déséquilibre chimique], elles ne démontreraient pas que l’aberration biochimique est la cause de l’état psychologique. Elle pourrait tout aussi bien être la conséquence, ou simplement le corrélat de l’expérience subjective, et il est certainement simpliste de supposer qu’il existe une relation univoque entre nos émotions complexes et les états biochimiques. Par exemple, nous savons que l’adrénaline, l’hormone du « combat ou de la fuite », est produite dans des situations caractérisées par de nombreuses émotions différentes. Elle est produite lorsqu’une personne se sent agressive au cours d’un combat ou d’une bataille, lorsqu’elle est effrayée, très anxieuse ou euphorique. Il est difficile de dire que l’adrénaline est la cause de ces différentes réactions émotionnelles. Il est préférable de la considérer comme la réponse de l’organisme à une situation impliquant une excitation accrue et, en tant que telle, elle est corrélée à de nombreuses émotions différentes. »

(Extrait de The Myth of the Chemical Cure, Joanna Montcrieff)

Le problème réside dans les diagnostics (hystérie, drapétomanie) et les traitements (lobotomies, électroconvulsivothérapie [ECT, soit les électrochocs]) « dépassés » mais la psychiatrie a évolué depuis, la science a progressé, ce qui prouve qu’elle peut être réformée. Êtes-vous anti-science ?

L’ECT (et bien d’autres pratiques généralement considérées comme disparues) est encore pratiquée aujourd’hui. Quoi qu’il en soit, cette vision de la science comme allant dans une direction progressive, comme une question de découvrir lentement de plus en plus d’une somme totale de connaissances authentiques par la théorie et l’expérimentation (vision connue sous le nom de positivisme) est l’une des façons dont elle se légitime et repousse les critiques : c’était hier, c’est aujourd’hui. Ceci est très visible en psychiatrie (voir la suite de la partie 2 et la partie 3) mais s’applique également au reste des domaines scientifiques et médicaux. Les enfants-vedettes d’affiche d’une psychiatrie dépassée et « mauvaise » (la malheureuse femme au foyer des années 1950 à qui l’on prescrit de fortes doses de Valium, ou la survivante d’abus sexuels des années 1930 que l’on qualifie d’hystérique et que l’on enferme) n’étaient pas des erreurs accidentelles que l’on a corrigées depuis. Le but d’un système, comme on dit, est ce qu’il fait : il s’agissait de cas où la psychiatrie fonctionnait exactement comme prévu, en tant que moyen de contrôle social. Bien entendu, aujourd’hui la psychiatrie doit se présenter comme ayant corrigé ces erreurs et utilise ces exemples comme preuve. Qu’en est-il des diagnostics actuels, dans le DSM-V, du trouble oppositionnel avec provocation (diagnostiqué aux enfants qui remettent en cause l’autorité) ? Dysphorie de genre (pathologisation de la non-conformité au genre) ? Le trouble de deuil prolongé bien qu’il ne soit que suggéré dans le DSM (appliqué aux personnes dont on pense qu’elles sont en deuil depuis « trop longtemps ») ? Qu’en est-il de la psychiatrie qui cautionne les génocides et médicalise la dissidence, en considérant les actes de résistance en Palestine, par exemple, comme révélateurs d’une maladie mentale ? La science en tant que discipline sert les intérêts de la classe dirigeante ; si nous voulons en savoir plus sur le fonctionnement du cerveau humain et sur la manière de soulager la souffrance, l’institution actuelle de la médecine n’atteint aucun de ces objectifs.

Je suis étudiant en médecine, professionnel de la psychiatrie et travailleur social et j’essaie de changer le système de l’intérieur.

Il s’agit d’une tentative de réfutation très, très courante qui consiste à dire qu’il est possible d’être un bon thérapeute, un bon psychiatre (en effet, la plupart des partisans de l’antipsychiatrie des années 1960 étaient eux-mêmes des professionnels de la psy en exercice), de respecter l’autonomie du patient, etc. La question de savoir s’il est possible d’être un bon participant à un système oppressif (et de nos responsabilités respectives au sein de ce système) est plus large, mais il faut noter qu’elle n’a rien à voir avec la critique d’un système dans son ensemble. Même si nous acceptons l’idée qu’il est possible de séparer un individu du système plus large dans lequel il travaille, en tant que bon thérapeute, si votre client a un épisode et parle de se tuer, allez-vous le signaler à l’hôpital ? Serez-vous prêt à perdre votre licence si vous ne le faites pas ? Que ferez-vous si votre collègue incarcère de force un de ses patients parce qu’il refuse de prendre des neuroleptiques ? Si vous travaillez dans un hôpital, que faites-vous si l’on vous demande de mettre un patient à l’isolement ? Que faites-vous lorsqu’un patient vous déteste ouvertement et ne vous fait pas confiance, ou qu’il vous frappe alors que vous essayez de le maîtriser ? Aucune de ces questions n’est hypothétique – il s’agit en fait de situations très réelles auxquelles vous serez constamment confronté, quel que soit le cadre spécifique (cabinet privé, hôpital, entreprise, organisation non gouvernementale, travail social ou autre) dans lequel vous travaillez. Il n’est tout simplement pas possible d’être un psychiatre ou un thérapeute qui respecte pleinement l’autonomie des patients, de la même manière qu’il n’est pas possible d’être un procureur qui prend des décisions de manière équitable et impartiale : parce que ce n’est pas la manière dont l’institution est conçue, et parce que vous avez le choix de vous y conformer ou de perdre éventuellement votre emploi. Les professionnels de la psy qui se considèrent comme inconditionnellement attachés à l’autonomie et à la dignité ont simplement une vision plus étroite de ce que cela implique et continuent à fonctionner selon la logique que certaines personnes ne peuvent tout simplement pas être raisonnées et doivent être forcées à suivre un traitement. Sur la base de leur jugement, bien sûr (voir la partie 5).

Mais mon thérapeute est génial.

Cette affirmation est liée à la question précédente et est souvent proposée aux personnes qui échangent des histoires sur les horreurs qu’elles ont endurées aux mains de la psychiatrie, pour montrer qu’elles ont simplement eu un mauvais thérapeute et qu’elles devraient en trouver un meilleur. Au-delà de la cruauté d’une telle affirmation, elle repose sur des prémisses erronées. Comme pour tout ce qui est actuellement considéré comme une option de traitement par la psychiatrie (principalement la thérapie et les médicaments), chacun devrait être libre d’y accéder et de les utiliser selon ses propres conditions, tout en étant conscient de leurs effets et de leurs risques éventuels. Dans le cas de la thérapie, cela implique d’être conscient que, quelle que soit la gentillesse de votre thérapeute, sa connaissance des traumatismes, son orientation gauchiste ou queer, il peut vous dénoncer et le fera (et perdra sa licence et sera poursuivi s’il ne le fait pas) si vous vous comportez d’une manière qu’il considère comme un danger pour vous-même ou pour les autres, ce qui peut entraîner, par exemple, l’intervention de la police, la mise sous tutelle, l’incarcération, la perte de la garde de vos enfants ou l’interruption de l’accès à un traitement hormonal. Comment votre gentil thérapeute réagirait-il si vous admettiez prendre des drogues criminalisées ? Si vous refusiez de suivre ses conseils médicaux ? Si vous aviez des idées inconciliables sur la réalité ?…

Si vous pensez que cela ne vous arrivera pas parce que vous n’êtes pas comme ces malades mentaux, pensez que toute personne « normale » et stable est à deux doigts d’une crise qu’elle ne peut pas résoudre. Mais le fait que cela pourrait vous arriver ou que cela vous arrive ne devrait pas être la base sur laquelle vous formez vos opinions sur la façon dont les gens sont traités. Si vous pensez que cela n’arrive qu’aux personnes qui le méritent et pour lesquelles aucun autre moyen ne fonctionnerait, réfléchissez à votre conception du mérite et aux idéologies qui le sous-tendent et qui sont présentées comme une solution (voir partie 5).

3. Médicaments psychiatriques

Lectures recommandées : The Myth of the Chemical Cure: A Critique of Psychiatric Drug Treatment de

Joanna Moncrieff et Anatomy of an Epidemic : Magic Bullets, Psychiatric Drugs, and the Astonishing Rise of Mental Illness in America de Robert Whitaker. Vidéo recommandée : No Known Biological Causes.

Mais les médicaments m’aident, moi. Êtes-vous en train de dire que je devrais arrêter de prendre mes médicaments ? Si la psychiatrie est abolie, je n’y aurai plus accès.

La psychiatrie restreint sélectivement votre accès aux médicaments psychotropes, à moins que vous ne puissiez vous montrer suffisamment convaincant auprès des professionnels concernés. Si vous pouvez naviguer dans le système médical et obtenir un diagnostic de TDAH (ce qui peut être un risque en soi), vous pouvez acheter des stimulants et les utiliser légalement. Si vous ne pouvez pas, ou si vous n’avez pas le temps ou l’argent pour accéder à ces services, ou si vous vivez dans un endroit où ce n’est pas possible, vous pouvez vous tourner vers d’autres stimulants (méthamphétamine, speed…) qui sont illégaux. L’objectif de l’abolition de la psychiatrie serait d’assurer l’accès à un approvisionnement sûr à utiliser dans des conditions sûres, selon les conditions du patient, avec des informations précises sur les effets potentiels de la substance, et ce pour chaque substance ; la figure du psychiatre et du gardien ne joue aucun rôle à cet égard et n’est pas nécessaire à cet accès, quel qu’il soit.

Il est cependant utile de noter que ce qui est considéré comme « aidant » pour un médicament dans ce contexte est souvent une meilleure adaptation au capitalisme et à ses exigences. Il s’agit d’une affirmation neutre ; survivre est nécessaire. Mais l’aide apportée par le médicament ne se produit pas dans le vide ; dans d’autres circonstances, vous pourriez ne pas vouloir prendre de neuroleptiques ou penser que les effets négatifs (pour vous) l’emportent sur les effets positifs (pour vous).

Vous avez dit que les diagnostics psy n’ont pas de base biologique. Les médicaments psy ne fonctionnent donc pas, si j’ai bien compris ? Ils ne font rien ?

Les médicaments psychotropes ont une action ; ce sont des substances psychoactives. Leurs effets (sédatifs, stimulants, et autres) n’agissent cependant pas sur une quelconque maladie comme le prétendent souvent les professionnels de la psychiatrie. En effet, nous avons déjà établi que les diagnostics psys ne sont pas des maladies (voir partie 1) et n’ont pas de fondement biologique (voir partie 2) : ce sont des noms utilisés par l’institution psychiatrique pour désigner des groupes de symptômes. Les termes souvent utilisés pour désigner des médicaments ou des classes de médicaments (« antipsychotiques », « antidépresseurs ») sont des termes marketing définis a posteriori dont le but est de présenter un modèle centré sur la maladie (l’affirmation courante selon laquelle ils sont comme l’insuline pour le diabète) de leurs effets au lieu d’un modèle centré sur le médicament. Les médicaments regroupés sous l’appellation très large d’antidépresseurs, par exemple, n’ont rien en commun dans leur action, leurs effets ou leur mode de fonctionnement, si ce n’est qu’ils sont tous vendus comme traitant spécifiquement la maladie de la dépression (souvent, il est important de le noter, après que le médicament a déjà été développé, testé, autorisé par la FDA (aux Etats-Unis)/HAS (en France) et fabriqué pour d’autres raisons). Le terme « antidépresseur » sert à masquer ce fait et à présenter ces médicaments comme ayant une action inhérente sur les épisodes dépressifs. De même, les « antipsychotiques », qui ne préviennent ni n’inversent la psychose mais rendent les patients plus calmes et obéissants, étaient auparavant appelés « tranquillisants majeurs » ou, plus récemment, « neuroleptiques« , termes qui ont été progressivement abandonnés par crainte de décourager l’observance des régimes médicamenteux. Une description honnête de leurs effets devrait se faire au cas par cas – de manière très simplifiée, cela pourrait ressembler à ceci : ce médicament agit sur cette hormone qui agit comme un sédatif, mais peut provoquer des nausées ; ce médicament agit sur cette hormone qui peut vous rendre plus concentré, mais peut exacerber les problèmes cardiaques. Souvent, les médicaments qui étaient initialement vendus comme agissant spécifiquement sur le diagnostic X sont ensuite commercialisés à nouveau comme agissant spécifiquement sur le diagnostic Y. De nouvelles découvertes constantes étant nécessaires pour obtenir l’autorisation de la FDA/HAS, ou pour maintenir les ventes de produits pharmaceutiques et maintenir l’autorité sur la validité des diagnostics et l’exclusivité des connaissances médicales (voir la partie 2).

Pour prendre un exemple concret, les « antidépresseurs tricycliques » ont été mis au point parce que la chlorpromazine, un antihistaminique, avait déjà été brevetée (après avoir été utilisée pour traiter des patients en chirurgie) comme sédatif pour les schizophrènes. L’entreprise pharmaceutique Geigy a financé des recherches pour mettre au point un nouveau médicament, extrêmement similaire dans sa structure, mais en dehors des limites du brevet. Celui qu’ils ont trouvé (l’imipramine) a amélioré l’humeur de 3 patients schizophrènes sur 300 au cours de son premier essai. C’était l’un des premiers médicaments à être vendu comme ciblant spécifiquement quelque chose qui n’allait pas dans la physiologie des patients dépressifs, au lieu de simplement réduire leur sentiment de tristesse. Dans un contexte où l’on commençait à reconnaître certains des effets néfastes des anxiolytiques courants comme le Valium, la reconceptualisation de la dépression comme cause sous-jacente de l’anxiété et comme remède chimique – ici, par le biais des antidépresseurs tricycliques – a permis aux ventes de médicaments de la psychopharmacologie de continuer à augmenter.

 

Le problème vient donc des médicaments, n’est-ce pas ? Ils sont prescrits en trop grande quantité et la psychiatrie est tombée dans la poche des grandes sociétés pharmaceutiques en raison d’intérêts capitalistes. Nous ne sommes pas censés vivre ainsi. Nous devrions plutôt parler avec des personnes en qui nous avons confiance ; les drogues et la dépendance sont mauvaises.

Les drogues (qu’elles soient prescrites par un médecin ou acquises d’une autre manière) peuvent toujours être consommées (même dans des quantités et selon des modalités communément qualifiées de « dépendance » ou d' »abus ») et sont toujours moralement neutres. Il s’agit là d’un aspect crucial de toute politique sérieuse d’autonomie corporelle (voir le concept de « dignité du risque », issu des études sur le handicap). Le problème est que les médicaments sont imposés ou retirés aux patients et que ces derniers ne sont pas informés des effets des médicaments qu’ils prennent. En fait, les effets souhaités de nombreux médicaments psychotropes (le lithium par exemple, avec la sédation) ne sont que de légères manifestations de leurs effets « toxiques » ou « secondaires » (troubles de la marche, vertiges, coma). Les niveaux auxquels le médicament est considéré comme toxique et les niveaux prescrits se chevauchent souvent. Dans le cas des médicaments psychotropes, ce que les gens décrivent comme une « aide » est souvent la même chose que ce qu’un fumeur de cannabis obtient en fumant : ils veulent être détendus, ils fument, ils sont détendus. Cela ne signifie pas pour autant qu’ils guérissent d’une maladie sous-jacente ou qu’ils souffraient d’un déséquilibre que fumer a corrigé. Le fait de placer le problème sur les substances elles-mêmes et les personnes qui les consomment, plutôt que sur les systèmes qui les utilisent comme moyen de contrôle social, conduit au même cadre réactionnaire que celui utilisé pour la criminalisation.

D’un point de vue matérialiste, il est également important de se méfier des affirmations concernant une nature humaine intrinsèque (la modernité étant présentée comme le coupable, avec des appels à un retour à la tradition), et de ne pas faire d’affirmations générales sur les médicaments psy en général (quels médicaments ? à quels dosages ? dans quelles circonstances ?). Il ne s’agit pas de juger une situation spécifique mais d’analyser des conditions matérielles. De même, l’idée qu’une discipline ou un mouvement (le féminisme, les droits LGBT ou la psychiatrie) a été corrompu par des intérêts capitalistes est toujours, au mieux, un cadre incomplet. Elle repose souvent sur des idées nostalgiques d’un passé radical uniformément anticapitaliste et ignore la relation précise entre une discipline et le capitalisme : les disciplines psy ont évolué pour servir les intérêts du capitalisme et parallèlement à son développement économique.

Êtes-vous en train de dire qu’il n’y a aucune différence entre le fait que je prenne du Prozac tous les matins et un héroïnomane ?

Bien sûr, il y a une différence. L’une est fortement racialisée et susceptible de vous conduire en prison ou de vous exposer à une violence structurelle ; l’autre est fabriquée selon des règles qui garantissent un approvisionnement plus sûr et plus fiable (malgré les pénuries courantes) pour ceux qui ont les moyens d’accéder aux ordonnances. Mais il s’agit là de différences sociales et politiques qui n’ont rien à voir avec une quelconque caractéristique inhérente à la drogue ou à ses effets. La catégorie des « drogues dures » fait partie de la rhétorique et de la politique de la guerre contre la drogue qui cible les drogues associées aux (et mises en œuvre dans les) quartiers racialisés et à faibles revenus aux États-Unis (voir les affirmations sur le danger surnaturel et unique du fentanyl). Comme nous l’avons déjà mentionné, tout plan d’abolition de la psychiatrie devrait inclure un programme où toute substance serait rendue moralement neutre et où les gens seraient libres d’accéder à l’information et de consommer dans un contexte sûr ; cela n’est évidemment pas possible et ne le sera jamais dans notre système capitaliste actuel. De la même manière qu’l est incorrect d’affirmer que les personnes psychiatrisées devraient être traitées comme des personnes physiquement handicapées (en partant de l’idée qu’elles sont plus respectées) (voir partie 4), il est incorrect d’affirmer que le traitement des personnes psychiatrisées est mauvais parce qu’elles sont traitées comme des criminels alors que « elles, elles sont innocentes ». L’abolition des prisons et l’abolition de la psychiatrie sont liées (voir partie 5), et nous devons reconnaître que personne ne devrait connaître l’incarcération. Y compris les personnes qui ont été condamnées pour des crimes dans le cadre d’un système raciste et capitaliste.

4. Justice pour les personnes handicapées

Lectures recommandées : Health Communism de Beatrice Adler-Bolton et Artie Vierkant, Care Work :

Dreaming Disability Justice de Leah Lakshmi Piepzna-Samarasinha, et Abolition Must Include Psychiatry de Stella Akua Mensah pour le Disability Visibility Project.

Oui, le traitement des malades mentaux n’est pas correct. On ne demanderait pas à une personne sans jambes de se lever de son fauteuil roulant et de marcher !

C’est le cas, très souvent. Quel que soit l’aspect du traitement des personnes valides psychiatrisées dont vous discutez, il est garanti que les personnes handicapées physiques, quel que soit leur degré de psychiatrisation, en feront également l’expérience, et même davantage. Fonder votre politique antipsychiatrique sur l’idée que le fait d’être traité comme les personnes atteintes d’une maladie physique signifierait plus de respect conduira toujours à une impasse, tant sur le plan rhétorique que dans la pratique. Les comparaisons fondées sur le fait que vous ne traiteriez pas un groupe X de cette manière reflètent souvent une incompréhension des structures en place et des expériences quotidiennes de ce groupe, supposé être largement accepté comme une minorité opprimée, dont l’oppression a des conséquences sociales pour ceux qui la perpétuent. Au lieu de demander que les personnes psychiatrisées soient traitées comme des personnes physiquement handicapées, nous devrions interroger la structure de l’hôpital et de l’institution médicale dans son ensemble et lutter pour l’autonomie corporelle de tous’tes dans le cadre de nos différentes (et interconnectées) luttes.

Si les diagnostics psychiatriques ne sont pas « réels », alors vous dites que la fibromyalgie, le syndrome de fatigue chronique, etc. ne sont pas réels.

Il est vrai qu’ils fonctionnent de manière similaire et servent des objectifs similaires. Le diagnostic de fibromyalgie ne vous dit rien sur ce qui se passe dans votre corps et sur les raisons de cette immense douleur physique et de cette grande fatigue. Le traitement est souvent qualifié de « symptomatique » : il soulage les symptômes que vous ressentez mais ne fait rien contre le problème sous-jacent (sauf parfois en association avec d’autres diagnostics plus spécifiques). Bien entendu, les personnes qui affirment que ces maladies ne sont « pas réelles » signifient souvent que ceux qui souffrent de ces groupes de symptômes devraient se taire, se prendre en main et reprendre un travail physique, puisque la maladie est « dans leur tête ». Il est donc compréhensible que la réaction des gens face à cette affirmation soit de rétorquer aux arguments médicaux : ma douleur est réelle, elle n’est pas psychologique ! Cela suppose que les deux seules possibilités sont les suivantes 1. qu’il s’agit d’une maladie médicalement reconnue, qu’elle a (au moins en partie) une cause biologique, qu’elle est réelle et que vous avez raison de lutter, ou 2. qu’il ne s’agit pas d’une maladie médicalement reconnue, qu’elle n’a pas de cause biologique, qu’elle est fausse, que vous l’inventez pour attirer l’attention, que vous êtes paresseux, que vous ne faites tout simplement pas assez d’efforts. Il s’agit toutefois d’une fausse dichotomie. Un parallèle utile peut être fait avec le système des genres : la classification des humains entre « biologiquement mâle » et « biologiquement femelle » est socialement construite et sert les structures de pouvoir. Cependant, le fait que cette classification soit construite ne signifie pas que 1. les gens n’ont pas d’organes réels et existants entre leurs jambes (pour faire un parallèle avec la douleur chronique) ou que 2. les effets du système de genre sur la vie des gens ne sont pas réels et dévastateurs (tout comme le validisme).

La distinction entre physique et psychologique est également incomplète. L’attribution de plaintes de douleur ou de fatigue généralisée à des symptômes « psychologiques » (pour la maladie de Lyme, par exemple) est couramment pratiquée par les professionnels de la santé afin de retirer des soins aux patients ou de leur refuser l’accès aux analgésiques, principalement à l’égard de populations qui sont déjà susceptibles d’être considérées comme faibles, irrationnelles ou qui simulent : les personnes racisées, les femmes, les LGBT, les personnes obèses, les personnes souffrant d’autres handicaps physiques… Si l’on fait abstraction du fait qu’un diagnostic est souvent nécessaire pour que les compagnies d’assurance approuvent un traitement et que les médecins délivrent des ordonnances, un diagnostic de fibromyalgie n’apporte en fait aucun éclairage sur le problème et constitue un moyen commode pour les professionnels de la santé (et les équipes de recherche) de justifier le fait qu’ils n’approfondissent pas leurs recherches, ne trouvent pas de plans de traitement, n’effectuent pas de recherches physiologiques et n’écoutent pas les plaintes des patients.

Qu’en est-il des troubles du développement ? Sont-ils réels ?

Comme indiqué plus haut, la question de savoir si une maladie est « réelle » ou non n’a rien à voir avec la vie et les luttes des personnes diagnostiquées, mais tout à voir avec la question de la taxonomie. Certains diagnostics répertoriés dans le DSM et largement considérés comme des diagnostics psy comprennent également des éléments de fonctionnement neurologique, comme la narcolepsie ou certains des troubles dits neurocognitifs dans le DSM-V. Le handicap développemental est une catégorie très large qui peut s’appliquer à toutes les difficultés ou déficiences chroniques apparaissant tôt dans l’enfance dans des domaines tels que l’élocution, la mobilité, les aptitudes générales à la vie autonome, etc. Les troubles du développement comprennent des affections telles que (par exemple) le syndrome de Down ou l’infirmité motrice cérébrale, dont les causes biologiques et les processus de diagnostic ont été identifiés. Toutefois, la catégorie « trouble du développement » est également appliquée à certains diagnostics psychiatriques, tels que le trouble déficitaire de l’attention avec ou sans hyperactivité et l’autisme. Dans ces cas, la catégorie fonctionne différemment, car le diagnostic psychiatrique n’est pas établi sur la base d’un test génétique, d’une observation anatomique ou physiologique, d’une imagerie diagnostique ou d’un autre biomarqueur ; lorsque les psychiatres parlent de troubles du développement ou décrivent des diagnostics psychiatriques en tant que tels, ils ne parlent pas d’affections dont les causes biologiques sont connues/observées (si de telles causes étaient identifiées, ces pathologies ne seraient plus considérées comme psychiatriques par nature, mais seraient traitées et diagnostiquées par la spécialité médicale non psychiatrique concernée). Bien que les « tests neurocognitifs » puissent être utilisés pour diagnostiquer certaines affections psychiatriques, il n’existe pas de seuil universellement accepté ni de test unique permettant de diagnostiquer ces affections. Les résultats doivent toujours être interprétés et « associés » à un code de diagnostic psychiatrique. Par exemple, ce qui est commercialisé comme test de TDAH vise généralement à évaluer un certain nombre de compétences cognitives précises telles que l’orientation de l’attention, le maintien de l’attention, etc.

Que ces tests soient ou non capables de fournir des évaluations précises de ces compétences, cette information n’est pas synonyme d’évaluation de l’existence ou non d’un TDAH, car le TDAH dans la matrice psychiatrique est une condition distincte et n’est pas la seule cause possible pour les résultats de ces tests cognitifs [note de traduction : de nombreux autres diagnostics sont reconnus comme amenant à des problèmes d’attention]. Ainsi, l’antipsychiatrie inclut une critique du déploiement psychiatrique du concept de déficience intellectuelle ; toutefois, cela ne signifie pas qu’une telle déficience ne puisse jamais être considérée comme existante, ou que l’antipsychiatrie implique d’interférer dans la vie ou les soins des personnes souffrant de déficiences intellectuelles.

Pour les personnes qui ne peuvent pas prendre leurs propres décisions, comment pouvons-nous respecter leur autonomie autant que possible tout en veillant à ce qu’elles reçoivent un traitement ?

Tout comme la question de l’abolition des prisons, les réponses cette question sont multiples et certaines d’entre elles ne sont pas envisageables dans le système actuel. Souvent, cette question est posée pour justifier des mesures qui n’auraient pas leur place dans un programme d’abolition de la psychiatrie – l’incarcération forcée, par exemple. Le terme « incapacité mentale » n’est pas neutre ; les mineurs sont souvent considérés comme trop jeunes ou trop impulsifs pour être autorisés à prendre des décisions sur leur propre corps, par exemple en ce qui concerne le traitement hormonal de substitution (THS, pour les personnes trans).

Tout patient refusant une mesure jugée nécessaire par un professionnel de la psychiatrie peut également être considéré comme incapable de consentir aux soins.

Dans d’autres cas, cependant, comme pour les personnes dans le coma ou celles qui ont du mal à communiquer, une combinaison de solutions pourrait consister à confier leurs soins à une personne qu’elles connaissent et choisissent, à consulter des organisations de personnes handicapées et à chercher à communiquer (de la manière la plus compréhensible pour le patient) les options disponibles. Il s’agit d’un sujet de discussion permanent, notamment parmi les militants de la justice pour les personnes handicapées, et d’une décision qui doit être prise au cas par cas – tout en veillant à ce que toute décision puisse être révoquée si la situation ou le point de vue du patient évolue.

5. Le carcéralisme et l’hôpital psychiatrique

Lectures recommandées : Decarcerating Disability : Deinstitutionalization and Prison Abolition de Liat Ben-Moshe, The Neurodiversity Paradigm and Abolition of Psychiatric Incarceration de Kiera Lyons, cette conférence (en anglais) de Talila L. Lewis, et Histoire de la folie à l’âge classique par Michel Foucault.

Il arrive que l’on doive passer outre l’autonomie d’un patient, par exemple lorsqu’une personne est sur le point de se suicider ou de commettre un meurtre. Qu’en est-il des psychopathes, des sociopathes, des fous criminels, des personnes qui sont trop malades mentalement pour fonctionner dans la société ou trop violentes envers elles-mêmes et les autres ?

Tout comme l’affirmation courante dans les émissions policières selon laquelle ils auraient déjà attrapé le tueur sans ces « stupides bureaucrates gratte-papiers », ces déclarations ne doivent pas être considérées comme neutres. Elles sont conçues pour vous amener à vous demander si les protections existantes contre la police (présomption d’innocence, charge de la preuve, droit à un avocat, quelle que soit l’inégalité avec laquelle elles sont appliquées dans la pratique) sont bonnes ; si les gens savent vraiment ce qui est bon pour eux ; si certaines personnes méritent vraiment d’être protégées contre la violence. L’idée que les défenseurs de l’antipsychiatrie veulent préserver leur « pureté idéologique » en ne forçant pas une personne à être hospitalisée même si cela pourrait lui sauver la vie (ou celle de quelqu’un d’autre) est une propagande médicale destinée à vous faire soutenir ces interventions. Bien que le site soit présenté comme une solution rationnelle, où l’on se salit les mains, il n’est pas nécessaire de le prendre au pied de la lettre.

Lorsque quelqu’un affirme qu’une intervention psychiatrique forcée, c’est-à-dire la prise de médicaments, l’incarcération ou l’intervention de la police, aide réellement les gens (ou les a aidés lorsqu’ils étaient suicidaires), l’implication est que 1. il est parfois nécessaire de ne pas tenir compte de l’avis des patients et que 2. ces interventions sont utiles. Cependant, la question de savoir qui est considéré comme incapable de décider est bien sûr intéressante (voir partie 4). Les solutions proposées comme un mal nécessaire dans ce cas sont également teintées de préjugés (comme nous l’avons vu, les antipsychotiques/neuroleptiques ne résolvent pas réellement un épisode psychotique mais endorment seulement le patient suffisamment pour le rendre plus gérable ; l’incarcération forcée est très susceptible de vous rendre plus suicidaire et d’ajouter quelques obstacles à votre rétablissement, tels que la perte de votre emploi, de votre logement, la mise sous tutelle, ou d’autres encore). Non seulement le fait de maintenir quelqu’un en vie à tout prix, quels que soient les moyens utilisés et la qualité de vie, ne devrait pas être un objectif en soi, mais même les études psychiatriques concluent régulièrement que l’intervention forcée augmente la probabilité d’une tentative de suicide réussie à court et à long terme.

C’est une attitude qu’on retrouve souvent face à de nombreux sujets de considérer que c’est bien d’avoir de belles idées mais qu’elles se heurteraient à la dureté des faits. Comme « Nous devons respecter les pronoms des personnes transgenres, mais le sexe biologique est réel / nous pouvons être gentils avec une personne schizophrène, mais elle est constitutionnellement différente de nous / nous voulons être respectueux, mais parfois, dans le monde réel, vous devez simplement appeler les flics pour quelqu’un ». Il s’agit de fausses dichotomies. Nous ne sommes pas contre la psychiatrie par désir d’être moralement purs et d’ignorer les faits ; nous sommes contre la psychiatrie parce que nous remettons en question ces faits et les systèmes de production de connaissances qui la soutiennent. Nous remettons en question l’idée qu’il existe des personnes qui sont constitutionnellement trop éloignées ou trop dangereuses pour être autorisées à sortir. Nous remettons en question l’idée que les petites victoires obtenues dans des cas individuels grâce à une intervention forcée n’auraient pas pu être obtenues par d’autres moyens qui n’impliquent pas d’être dépouillé de son autonomie – ou que des preuves anecdotiques autodéclarées de ces victoires devraient servir de base à un programme à l’échelle de la société (combien de personnes qui ont reçu une fessée dans leur enfance disent que cela les a rendues plus fortes ?).

Les services de psychiatrie ou les services sociaux ne sont-ils pas une bonne alternative aux prisons et aux flics ?

Les établissements de psychiatrie, les services d’urgence, le travail social et la police ne sont pas des entités isolées qui peuvent fonctionner comme des alternatives les unes aux autres. Dans de nombreux pays, si vous appelez une ambulance pour quelqu’un qui fait une overdose, elle devra automatiquement en informer la police. Selon le cas, la police peut refuser que les services d’urgence voient le patient et ne le traiter que par l’intermédiaire de l’équipe médicale de la police. Si vous savez que votre ami a tenté de se suicider dans son appartement, la police pourrait être la seule personne autorisée à enfoncer la porte. Il est bien connu que les travailleurs sociaux et les professionnels de la psychiatrie sont souvent tenus par la loi de signaler tout patient susceptible de représenter un danger pour lui-même ou pour autrui. Des évaluations psychologiques et psychiatriques sont imposées à de nombreux bénéficiaires de l’aide sociale ; s’ils refusent de s’y soumettre, leurs prestations sont supprimées. Les parallèles entre les prisons et les services psychiatriques ont été développés dans une grande partie de la théorie et de la pratique de l’abolition de la psychiatrie et de l’abolition de la police. Il est également très peu probable que les violences sexuelles commises par les médecins, les psychiatres, les thérapeutes, le personnel médical ou la police soient reconnues comme telles (sans même parler des conséquences pour l’auteur) : un policier qui procède à une fouille à nu après une arrestation ou un médecin qui insère des objets dans une clinique sans information ni consentement ne font que faire leur travail de la manière qui leur est demandée.

Tous ces exemples servent à illustrer le fait que limiter son analyse de l’autorité et du carcéralisme à la police et aux prisons (qui sont, pour être clair, parmi ses plus violents exécutants) ignore la manière dont d’autres professionnels soutiennent les systèmes en jeu. Pour se concentrer sur la psychiatrie, la question qui nous occupe, elle fait autant partie de l’appareil carcéral que le système policier (qui n’a rien à voir avec les choix individuels ou les mentalités spécifiques, mais tout à voir avec la répression de la déviance et l’imposition de normes). Il est important de garder cela à l’esprit lors de l’analyse structurelle et de la lutte, mais aussi lors des contacts avec ces services : vous devez être conscients des risques et des possibilités juridiques (et extralégales) spécifiques dans votre région et votre situation, au lieu de les considérer comme une alternative intrinsèquement plus sûre à l’implication de la police.

« Dans le cadre de ce plan, toute organisation communautaire opérant dans les quartiers à forte population racisée de la ville pouvait être utilisé comme portail d’entrée par le système de santé mentale du Comté en y plaçant un travailleur en santé mentale communautaire. A partir de 1971, le NIMH (Institut national de la santé mentale) a décidé de reproduire la stratégie de ce comté en créant deux groupes de travail distincts pour les populations hispanophones et asiatiques, afin de transformer les organisations communautaires latino-américaines et asiatiques en CMHC (centres communautaires de santé mentale) dans tout le pays. Comme l’explique Cannon, le personnel des CMHC et des CBO a permis aux professionnels de la psy d’« atteindre les jeunes et les personnes âgées qui ont besoin d’aide mais qui ne se rendent tout simplement pas dans un centre de santé mentale » en raison de la stigmatisation associée. Mais surtout, ces services ont imprégné ces mouvements de fierté raciale et ethnique les mêmes normes communautaires de mariage et de famille respectables de la classe moyenne prônées par la politique urbaine fédérale. »

Pathologizing the Crisis: Psychiatry, Policing, and Racial Liberalism in the Long Community Mental Health Movement, Nick John Ramos

Qu’en est-il de X alternative à la psychiatrie ? Qu’en est-il de la thérapie par le travail ou des programmes d’occupation ?

En général, la réponse à cette question (y compris les cliniques privées ou semi-privées qui mettent l’accent sur l’autonomie du patient, le yoga, la méditation ou autres) dépend moins de la question de savoir si l’alternative « fonctionne » que de la dynamique du pouvoir. Si vous vous y faites soigner, êtes-vous libre de partir à tout moment ? Le personnel a-t-il autorité sur vous ? Serez-vous cru et soutenu si vous vous opposez à lui ? L’intervention de la police est-elle possible, voire nécessaire ?

De nombreux théoriciens de l’antipsychiatrie travaillent au sein du système psychiatrique et conçoivent des alternatives à la psychiatrie classique, comme la clinique de La Borde ou l’hôpital Saint-Alban en France ou Kingsley Hall au Royaume-Uni. Les limites de ces initiatives sont claires d’après ce qui a déjà été dit : à La Borde, des neuroleptiques ont été prescrits et des électrochocs pratiqués ; malgré les affirmations contraires, la parole d’un patient et celle d’un infirmier n’avaient pas le même poids ; le but ultime restait de faire respecter les normes sociales. En tout état de cause, un nombre limité d’alternatives inadéquates n’aurait pas constitué un programme antipsychiatrique viable, puisque les personnes pouvant accéder à ces programmes étaient souvent celles qui bénéficiaient de privilèges de race ou de classe, inaccessibles à la grande majorité des personnes psychiatrisées.

De même, la thérapie par la parole (sans médicaments) est souvent présentée comme une alternative plus saine et moins violente à la psychiatrie ; cela permet aux thérapeutes d’éviter les critiques adressées au système médical, puisqu’ils ne prescrivent pas de médicaments et n’ont, pour la plupart, pas de licence médicale. Cependant, la thérapie par la parole fait toujours partie de l’appareil psychiatrique et sert les mêmes objectifs sociaux et politiques. De même, le fait de ne pas diagnostiquer explicitement les patients ou de ne pas leur attribuer d’étiquettes ne rend pas la psychiatrie moins oppressive. C’est là que la terminologie que nous utilisons est importante : bien que le terme « antipsychiatrie » limite sa critique à la psychiatrie, d’autres alternatives, comme « l’abolition de la psychiatrie » critiquent d’autres domaines qui ne sont pas à proprement parler médicaux, comme la thérapie, en tant que techniques parallèles mais non moins dommageables de contrôle social.

[Note de traduction : j’ai l’impression qu’il y a une scission plus claire entre l’utilisation des termes antipsychiatrie/abolition de la psychiatrie au Royaume-Uni/Etats-Unis. De mon expérience c’est moins net en France où se désigner comme « abolitionniste de la psy / pour l’abolition de la psy » est encore peu répandu mais une partie des antipsy est clairement sur cette ligne.]

En ce qui concerne l’ergothérapie, elle repose sur l’idée que le travail est intrinsèquement rédempteur (et que les loisirs sont intrinsèquement suspects, car susceptibles d’avoir causé des problèmes psychiatriques au départ), soulignant l’objectif du traitement psychiatrique de réintégrer ses patients dans une existence productive et capitaliste. Cela ne prend même pas en compte les cas d’exploitation les plus évidents (tout comme pour les prisonniers, le travail effectué par les patients dans les hôpitaux psychiatriques n’est souvent pas ou très peu rémunéré et exécuté dans des conditions très dangereuses, sans possibilité de se syndiquer ou de négocier). Les études portant sur l’efficacité de l’ergothérapie sont, elles aussi, souvent menées dans une vision spécifique de ce qu’est la « guérison » ou le « bon fonctionnement ».

6. Normalité, neurotypie et capitalisme

Lectures recommandées : The Myth of Mental Health  de Kai Cheng Thom et Psychiatric Hegemony : A Marxist Theory of Mental Illness de Bruce M. Z. Cohen.

Je sais que je vis les choses différemment des autres. Je sais que j’ai plus de difficultés que les autres. Je sais que je n’ai pas de relations avec les autres, et d’autres peuvent le dire, j’ai été malmené’e et abusé’e pour cela toute ma vie. Cela signifie que je fonctionne différemment des personnes neurotypiques.

Il est difficile de répondre à cette question en raison de la fréquence de cette affirmation et de la forte réaction spontanée qu’elle suscite chez les gens, pour des raisons compréhensibles. Nous avons déjà établi que l’idée d’avoir une « chimie cérébrale différente » est inexacte. Pensez à votre entourage : combien de personnes ne connaîtront jamais, au cours de leur vie, d’épisodes de deuil intense, de dépression terrible, d’anxiété éprouvante ? On pourrait dire que ce qui différencie une personne neurotypique d’une personne neurodivergente, c’est la régularité et l’intensité de ces symptômes. Mais comment peut-on les mesurer ? Ce qui est un 5 sur l’échelle de dépression d’une personne sera un 10 pour une autre. Cela signifie-t-il que l’un des deux ment ? Contrairement aux maladies observables, il n’existe pas de phénomène objectif qui puisse rendre quelqu’un neurotypique. Qui est le neurotypique ? Quelqu’un qui n’a pas encore suffisamment échoué dans le système pour être traité médicalement à cause de lui. C’est un idéal que les gens sont censés atteindre dans le cadre du capitalisme.

Certains parallèles sont possibles avec la catégorie des personnes valides (que certains qualifient de temporairement valides, pour souligner la probabilité éventuelle d’accidents et de maladies invalidantes pour tout le monde), puisque l’état de personne valide ne fait pas référence à une vérité biologique spécifique ou à un arrangement corporel, mais plutôt à la capacité de répondre à des attentes. Cependant, il est possible qu’une personne ne ressente aucune douleur récurrente, maladie invalidante ou incapacité à accomplir les fonctions physiques attendues, pendant une grande partie de sa vie.

Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de différences matérielles entre une personne dont l’anxiété ne l’empêche pas d’avoir des relations socialement attendues et de conserver un emploi et un logement, et une personne schizophrène qui a passé la majeure partie de sa vie incarcérée dans un hôpital psychiatrique et qui est considérée comme incapable de prendre une quelconque décision par elle-même. Cela signifie que le cadre du neurotypique ne décrit pas correctement la différence entre leurs vies : cela conduit à des discussions constantes sur ce qui constitue la neurotypie (ou à des débats absurdes sur les privilèges : combien de personnes trans peuvent être réellement considérées comme « neurotypiques » ? Si vous souffrez d’anxiété sociale au point qu’il vous est difficile de sortir de chez vous, mais que vous êtes capable d’occuper un emploi à distance, cela signifie-t-il que vous êtes neurotypique par rapport à quelqu’un qui ne peut pas et n’a jamais exercé d’activité salariée ? Quel niveau de difficulté à sortir de chez soi suffirait à vous classer comme neuroatypique ? Qui sont les « autres personnes » impliquées dans le fait de dire que vous ne fonctionnez pas comme les autres, à quoi ressemblent-elles, comment fonctionnent-elles, et pouvez-vous jamais dire en toute confiance que vous les avez rencontrées ? Si une personne fonctionne conformément aux attentes sociales toute sa vie mais sombre dans la dépression à 40 ans, cela signifie-t-il qu’elle était neurotypique auparavant mais qu’elle ne l’est plus ?

Il doit être possible de discuter des avantages conférés par votre niveau de capacité à fonctionner au sein de la société capitaliste (dont les nuances sont souvent occultées en classant les gens uniquement en « neurotypiques » et « neurodivergents »), et de discuter des attentes sociales impliquées dans la catégorie des « neurotypiques », sans confirmer les diagnostics psychiatriques comme révélant une vérité inhérente et immuable sur les gens ou leur cerveau.

Le problème de la psychiatrie occidentale est juste qu’elle ne tient pas compte des différences culturelles et qu’elle n’est adaptée qu’aux Occidentaux.

Le colonialisme, l’impérialisme et la psychiatrie sont intrinsèquement liés et se sont développés parallèlement, la psychiatrie justifiant par exemple l’expansion coloniale et la suprématie européenne au XIXe siècle ou le colonialisme fournissant des sujets d’expérimentation médicale en vue de développer les connaissances psychiatriques. Il n’est cependant pas correct d’établir une séparation arbitraire entre la psychiatrie occidentale et la psychiatrie extra-occidentale. Tout au long de ce document, il est apparu clairement que les théories psychiatriques (les archétypes jungiens, par exemple, ou les affirmations bio-psychiatriques) ne sont pas plus vraies pour les populations du noyau impérial, pour lequel elles ont été développées, qu’elles ne le sont pour les populations de la périphérie. En outre, la psychiatrie joue un rôle oppressif dans le Sud global également, les personnes psychiatrisées dans leur contexte national menant la résistance contre ces systèmes partout dans le monde.

En grande partie à cause du colonialisme, les différents systèmes psychiatriques dans le monde ne sont pas isolés les uns des autres : la France, par exemple, a créé des cliniques dans l’Algérie coloniale qui tentaient de justifier le racisme inhérent à la mission coloniale française sur la base d’une infériorité raciale théorisée. Certaines de ces cliniques existent encore aujourd’hui, utilisant en grande partie les mêmes cadres et ressources. Enfin, le fait de placer le problème sur la psychiatrie occidentale est souvent un moyen pour les auteurs de justifier leur refus d’interroger ce qu’ils considèrent comme une exclusivité de la psychiatrie occidentale, ou de l’Occident en tant que concept.

Le capitalisme exacerbe mes symptômes, mais je serais toujours déprimé/autiste/anxieux/psychotique dans une société non capitaliste. Le fonctionnement de mon cerveau continuerait à me faire souffrir, et cette souffrance ne devrait-elle pas être décrite ?

Il est vrai que le capitalisme ne crée pas les symptômes qu’il pathologise – ou du moins, il ne les crée pas tous. Ce qu’il crée, c’est la maladie dans laquelle cette pathologisation se produit. De nombreuses sources de lutte des personnes psychiatrisées à l’heure actuelle sont liées aux systèmes dans lesquels nous vivons : ne pas pouvoir échapper à son agresseur dans l’enfance en raison de la structure de la famille, voir des membres de la famille ou de la communauté être envoyés en prison ou assassinés à plusieurs reprises en raison du système carcéral raciste, vivre pendant des années entre logement précaire et sans-abrisme en raison du capitalisme.

L’idée, cependant, que nous pouvons maintenir les diagnostics psys en tant que catégories sans maintenir la structure oppressive de la psychiatrie, équivaut à vouloir maintenir le genre sans maintenir les rôles de genre. Certains des symptômes qui sont actuellement regroupés sous le parapluie des diagnostics psys sont (au moins en partie) instanciés neurologiquement. Aucune politique antipsychiatrique sérieuse n’affirmerait que personne en dehors du capitalisme n’éprouverait d’hallucinations, ou une peur profonde et éprouvante sans cause claire, ou trouverait certaines textures et certains sons complètement insupportables. Ce qui est spécifique à la psychiatrie, cependant, c’est que ces caractéristiques, au lieu d’être traitées comme des variations au sein de l’expérience humaine, sont considérées comme des maladies qui doivent être résolues au lieu de fournir des aménagements dans le cadre des paramètres de ce que la personne souhaite. Il est également vrai que nous n’avons pas besoin d’avoir toutes les réponses concernant la manière d’accommoder les différents modes de fonctionnement dans une société idéale pour reconnaître que le système actuel est violent et intenable et que les diagnostics n’aident en rien ceux qui en souffrent le plus.

D’accord, vous dites que la psychiatrie doit être abolie. Comment puis-je me sentir mieux, tout de suite ? Comment puis-je résoudre ces problèmes, tout de suite ? Comment puis-je aider mon ami’e qui veut se suicider ? Quel est le plan concret ?

Cette question est au cœur de l’abolition de la psychiatrie, mais aussi de l’abolition des prisons, de l’abolition du genre et d’autres politiques de libération. Tout d’abord, comme nous l’avons déjà mentionné, il n’y a aucune contradiction entre le fait de mener une politique antipsychiatrique et d’avoir accès à des services psychiatriques tels que les médicaments ou la thérapie, tant que l’on est conscient des risques et des effets possibles des différents aspects du traitement. Bien que ce document soit resté assez général, il est important de faire des recherches sur les lois autour de la psychiatrie propres à votre pays et à votre situation, car ces lois (et les sanctions qu’elles peuvent entraîner) varient considérablement. Il est utile de connaître les lois sur les drogues et les lois sur le signalement obligatoire (en France, en cas de danger jugé imminent) là où vous vivez, pour vous-même et pour les autres.

En tant que communiste, mon plan actuel implique la fin de la dictature de la bourgeoisie. En attendant, il existe plusieurs options que vous pouvez suivre si vous souhaitez vous organiser pour l’abolition de la psychiatrie. Des initiatives de réduction des risques, des programmes d’échange de seringues, des groupes de travailleurs du sexe et des syndicats de toxicomanes existent dans de nombreux pays ; les groupes de survivants de la violence psychiatrique sont également courants ; de nombreuses organisations luttent et font pression pour mettre hors la loi certaines pratiques psychiatriques spécifiques, telles que l’ECT ou l’internement d’office. La formation de réseaux d’entraide solides est cruciale pour aider à offrir des alternatives de traitement qui ne sont pas enfermées dans un engagement avec la psychiatrie. Je voudrais cependant noter qu’un traitement « communautaire » ne signifie pas nécessairement qu’il est exempt de logique carcérale, d’autres cadres réactionnaires, ou même qu’il n’implique pas de services psychiatriques.

Les outils les plus utiles pour faire face aux sentiments suicidaires ou pour trouver de l’aide pour l’abus de substances ont tous été écrits par des survivants de la psychiatrie eux-mêmes. Il existe de nombreux blogs, canaux et comptes de médias sociaux qui abordent ces questions d’un point de vue psychiatrique. Comme toujours, gardez un esprit critique (surtout lorsque le contenu provient de professionnels de la psychiatrie) et choisissez les ressources qui vous semblent les plus utiles pour votre situation particulière.

Bibliographie

Les titre en gras indiquent les lectures que je considère comme les plus fondamentales et les plus accessibles.

Articles

  • Abolition Must Include Psychiatry by Stella Akua Mensah for the Disability Visibility Project
  • Context, Clarity and Grounding for Stolen Bodies, Criminalized Minds & Diagnosed Dissent: The Racist, Classist, Ableist Trappings Of The Prison Industrial Complex by Talila L. Lewis
  • “My Doctor is Lacking Insight”: Alternative Experiences of Insight in Mental Health on Psychiatry is Driving Me Mad
  • Pathologizing the Crisis: Psychiatry, Policing, and Racial Liberalism in the Long Community Mental Health Movement by Nick John Ramos
  • The Myth of Mental Health by Kai Cheng Thom
  • The Neurodiversity Paradigm and Abolition of Psychiatric Incarceration by Kiera Lyons

Livres

  • Anatomy of an Epidemic: Magic Bullets, Psychiatric Drugs, and the Astonishing Rise of Mental Illness in America by Robert Whitaker
  • Care Work: Dreaming Disability Justice by Leah Lakshmi Piepzna-Samarasinha
  • Decarcerating Disability: Deinstitutionalization and Prison Abolition by Liat Ben-Moshe
  • Health Communism by Beatrice Adler-Bolton and Artie Vierkant
  • Madness and Civilization: A History of Insanity in the Age of Reason by Michel Foucault
  • Mind Fixers: Psychiatry’s Troubled Search for the Biology of Mental Illness by Anne Harrington
  • Psychiatric Hegemony: A Marxist Theory of Mental Illness by Bruce M. Z. Cohen
  • The Myth of the Chemical Cure: A Critique of Psychiatric Drug Treatment by Joanna Moncrieff

Vidéos

 

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